Vendanges à l'ancienne dans le Jura


- E X T R A I T -

  « F., Jura.                                
  Un samedi d'octobre.

13h45 : la cour de l’ancienne ferme se remplit, on s’agite, on s’active, on s’énerve, on se presse. Que d’animation !

13h55 : les retardataires qui n’aiment pas être pris au dépourvu courent partout afin de trouver leurs bottes, leur ciré ou leur casquette, ou plus vraisemblablement celles et ceux de leurs enfants.

14h00 : TEUF TEUF TEUF TEUF… D’un coup sec de manivelle, je démarre au quart de tour, et donne ainsi le top-départ des vendanges !

Comme chaque année, moi, l’incomparable Kiva, je suis fidèle au poste. Pur produit jurassien d’un autre temps, égale à moi-même, pleine d’entrain et d’énergie, je sors aujourd’hui de mon écurie, telle un animal de trait. Ma collègue, la remorque à laquelle je suis attelée, est elle aussi de la partie. Cette dernière a été chargée de tout le matériel nécessaire : les trois sapines, le fouloir, le bigot, la bouille, les seaux, les sécateurs, l’échelle et la bâche en cas de pluie.

Les enfants montent sur la voiture, comme on l’appelle, et les plus petits sont parqués dans les sapines pour plus de sécurité. Ils ont mis leurs vêtements les plus moches et les plus vieux, mais ce carnaval d’automne n’empêche pas leurs yeux de briller de plaisir, bien au contraire ! C’est qu’aujourd’hui, ils ont le droit d’être sales ! 

Quelques grands fainéants nostalgiques qui ne manqueraient leur tour de manège annuel pour rien au monde prennent également place où ils le peuvent ; de toute façon, il faut bien que quelqu’un se dévoue pour veiller sur la nouvelle génération.

Les autres vendangeurs se rendent à la vigne par le moyen de leur choix : à pied pour les plus courageux, en voiture pour les autres, qui se justifieront comme chaque année par le fait qu’ils doivent emporter diverses choses. Mouais.

Mon chauffeur donne le coup d’envoi en accélérant ; le convoi s’ébranle bruyamment, dans une fumée qui ferait frémir le contrôleur anti-pollution le moins zélé et prend le chemin du lieu-dit le Sery. L’itinéraire est le suivant : à droite en sortant de la cour, à gauche à la fontaine, puis toujours tout droit. Malgré mon grand âge, je n’ai nul besoin d’un GPS pour atteindre ma destination : je connais en effet le chemin par cœur. Par chance pour moi, la pénible montée jusqu’à la vigne se fait à vide. Certains changements de vitesse effectués par mon pilote sont parfois périlleux. Je sais qu’il aime s’amuser à me brusquer un peu mais au fond je comprends que sa méthode de conduite permet de décrasser mon moteur. Quel plaisir ! Ce qui me vexe est le rictus de doute qui apparaît sur le visage des voyageurs mais qui heureusement laisse rapidement place au soulagement.

L’arrivée au Sery est mon moment préféré. Après une rude montée en ligne droite qui me demande beaucoup d’efforts et m’essouffle beaucoup, je termine par une balade chaotique dans le champ voisin de la vigne, bourré de trous et de taupinières, entre lesquels j’essaie plus ou moins de slalomer. Malheureusement, ma vue n’est plus ce qu’elle était et malgré le soin que j’apporte à les préserver, mes passagers sont, je crois, assez secoués. Mais comme finalement ils aiment beaucoup cela, et pour terminer en beauté, j’effectue un demi-tour savant afin d’être prête à repartir tout à l’heure.

Et voilà. J’ai encore une fois accompli ma mission avec succès. Je vais maintenant profiter d’un repos bien mérité et de cette vue imprenable sur la lointaine Bresse qui s’offre à moi, tout en surveillant du coin du phare la cadence de mes vendangeurs de cette année.

C’est à ce moment-là que je distingue les habitués des novices : les premiers se ruent sur le seau contenant les sécateurs afin de choisir celui qui leur conviendra le mieux. D’après ce que j’ai pu observer au fil des années, les rouges et les orange sont les plus prisés, suivis de près par les noirs assez gros. Les petites antiquités à l’élastique pourri n’ont pour preneurs que les retardataires et les nouveaux. En effet, ces derniers, très polis, prennent le temps de saluer leurs collègues, de demander des nouvelles des uns et des autres et papillonnent de gauche et de droite en omettant de choisir leur matériel. Las ! Dès qu’ils auront compris qu’il est temps de se mettre au travail, il sera trop tard et ils n’auront plus qu’à se contenter des rebus en courant le risque de douloureuses ampoules.

Les maîtres des lieux installent l’échelle, mettent le fouloir en place sur l’une des sapines et préparent la bouille. Cet instrument, bien plus âgé que moi, est le récipient à bretelles et coussin qui accueillera les raisins afin de les transporter des seaux au fouloir. Comme chaque année, les potentiels porteurs engagent d’âpres discussions pour savoir lequel d’entre eux aura la bouille aujourd’hui, et pourra ainsi montrer son courage et afficher ses biceps. Sachant que le terrain est plat et que l’heureux élu n’aura pas à renouveler ses prouesses demain dans une vigne en pente, le poste du jour est très prisé. 

Enfin, chacun s’avance en direction de la vigne, armé d’un seau et d’un sécateur. Les plus gourmandes des habituées ont aussi des cagettes avec elles, dans lesquelles elles déposeront les plus belles grappes. Le bouilleur affiche un petit air supérieur et ne rejoindra les travailleurs que plus tard, leur laissant avec superbe le temps d’atteindre l’extrémité de la vigne et de remplir leur contenant. Héhéhé. Il fera moins le malin quand il viendra vider les grappes dans le fouloir, juché sur l’échelle en maugréant parce que les vendangeurs crient à l’unisson : « La bouille ! » Heureusement, il sera aidé par les enfants qui moulineront avec assiduité en mobilisant toutes les forces de leurs jeunes bras. »


Extrait d'un document personnel - Dominique Buirey